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angles de vue...
12 mars 2008

Ombres et lumières ottomanes (1)

Ombres et lumières ottomanes
 

                   première partie


Osman_Gazi__1281_1326_

                   En 1290, Osman fils d’Erthogrul décide de faire de sa tribu turcomane de nomades turbulents, venus d’Asie centrale, un émirat organisé. Son fils Orhan poursuit son effort et se taille une capitale au sud de la mer de Marmara, Bursa (Brousse en français) ; il s’installe sur les débris du monde seldjoukide ravagé par les invasions mongoles. C’est le début d’une fulgurante épopée, pleine de rage et de violence, mais aussi de culture et de sagesse, qui finit par s’imposer au vieux monde méditerranéen.


Bien qu’elle fut à deux doigts de sa perte lors de l’expansion d’un autre cousin asiatique tout aussi fougueux, Tamerlan, bien qu’elle perdit à cette occasion l’un de ses plus valeureux sultans, Beyâzîd Yıldırım (« La foudre »), capturé lors d’une bataille près d’Ankara puis tué par le chef turco-mongol,  la dynastie, avec ses quarante sultans, a su plus ou moins maintenir la cohésion de son empire, d’Osman à Mehemet VI ; avec des moments de gloire, comme la prise de Constantinople par Mehemet II « Fatih », le règne de Selîm Ier dit « Le Terrible » ou celui de son fils, Soliman le Magnifique. Si le Sultan n’est pas « l’ombre de Dieu sur terre », l’empire asiatique des Osmanlis est sans doute la plus durable empreinte de l’islam sur la planète. Que l’on songe au caractère éphémère des empires maghrébins et à la maigreur de leur legs historique. La plus saillante caractéristique de son aventure au niveau culturel est aussi d’avoir fait passer le monde musulman du Moyen Age au XXème siècle sans « révolution » pour ainsi dire…



A la rencontre de Bursa


                Je n’y suis pas rentré en touriste mais en simple voyageur curieux. De la gare dite « Terminal » à Heykel, le centre-ville, il faut compter moins de trois quarts d’heure. Le soleil exceptionnel de cette journée me permettait de me cacher derrière mes lunettes noires, dont l’épaisseur semblait dissuader mes « compatriotes » (car, parait-il, je ressemble beaucoup à un Turc !) de m’adresser la parole. Ce qui m’arrangeait passablement, vu mes faibles réserves linguistiques en cette langue. Je n’ai pourtant pas hésité à demander mon chemin à des inconnus, de jeunes étudiants en général chez qui je suspectais un anglais compréhensible. Quelques heures plutôt, un taxi avait essayé de m’escroquer, croyant que j’avais du mal à compter la monnaie du pays. Il m’a fallu rentrer en altercation violente avec lui pour qu’il me rembourse. Bref, tout cela allait être oublié au contact de la ville impériale. La route vers Heykel n’avait rien d’intéressant (pour moi), elle évoquait à ma mémoire le souvenir d’une « nouvelle ville » algérienne, avec des commerces partout au pied des immeubles, une expansion sauvage des enseignes publicitaires et des trottoirs hétérogènes. Il n’était pas rare de voir une minuscule boutique surmontée par un panneau publicitaire faisant le triple de sa porte d’entrée en surface. Oui, la modernisation de la Turquie a un coût...

Bursa_de_nuit

Je sortis de l’hôtel après une douche rapide et je me laissais imprégner par ce que je voyais et j’entendais. Le charme de la ville est caché, j’en étais persuadé. Je me rendis d’abord au rendez-vous d’une amie qui me proposait de me faire découvrir sa ville natale. Il convenait de commencer par un thé, dans les places cachées que fréquente la jeunesse de Bursa. La discussion a tourné sur les coutumes turques inhabituelles pour moi. Dans le bus que j’avais pris de Yalova, le chauffeur nous proposait spontanément du thé et de l’eau. Vers la fin du voyage, il est passé avec une grande bouteille d’eau de Cologne et nous aspergea les mains. C’était impoli de refuser parait-il et je n’avais pas de raison puisque l’odeur était tiède et agréable. Je demandais aussi à mon amie la signification des mots inconnus que j’entendais, chose qu’elle prit un plaisir à m’expliquer. Toute cette ambiance, associée à la sollicitude incroyable des personnes que j’avais rencontrées, faisait que je me sentais dans une culture proche de la mienne. Je retrouvais pour la première fois depuis longtemps cette curiosité envers ses semblables, ce plaisir de rendre service à des inconnus et ce sens du partage et de la vie collective que l’Occident efface chaque jour un peu plus du registre des comportements « civilisés ». Au retour, le culte parisien du « privé » au nom de l’indépendance et de la liberté m’est apparu comme une partie d’un solipsisme culturel déplorable.

 L’Ataturk cadesi est très animée la nuit. « Manger est une activité sociale » très importante ici me fit remarquer F (mon amie). On a l’impression que les automobilistes ont tous les droits sur les piétons. Pour traverser la rue, il faut parfois marcher dix minutes et emprunter une trémie (un tunnel) ingénieusement aménagée, avec des boutiques à l’intérieur. Les passages piétons, rares sur la route, deviennent de véritables centres commerciaux souterrains. Il ne faut pas espérer voir un cycliste, cette cité bâtie sur les flancs de la montagne Ulu Dag n’en comporte apparemment pas, malgré sa banlieue très étendue, s’étalant à perte de vue sur un terrain presque plat. Un système de bus et de taxis collectifs (dolmus) et un métro drainent la population vers le centre.

Le centre, pour les jeunes gens de la région, doit être un lieu de modernité et d’ouverture. Quand on sait que vous venez d’Istanbul, la première question que l’on vous pose ce n’est pas de savoir si vous avez visité le palais de Topcapi mais si vous avez « vu » l’Istiklal cadesi. Tout se passe comme si cette avenue constituait une preuve décisive, pour mes interlocuteurs, que la Turquie était un vrai pays moderne, « européen », à même de rivaliser avec les états « occidentaux ». Si vous saviez ce que je pense, moi, de cette modernité européenne… Cette fascination pour l’Europe, qui ne s’est apparemment pas démentie depuis le XIXème siècle, a suscité chez les intellectuels turcs les débats les plus subtils et les plus passionnants.

Bursa_centre

Toujours est-il que le lieu le plus conseillé reste le Zafer Plaza. Un centre commercial gigantesque et hypermoderne, avec plusieurs étages surmontés par une pyramide ornée de lumière bleue. Au centre de l’édifice se trouvent des restaurants et des cafés construits à l’américaine, avec de jolies serveuses en chemises blanches et une vaisselle en porcelaine irréprochable. Tout autour prennent place les boutiques vitrées des grandes marques, avec des vendeuses qui vous harcèlent de politesse et de conseils pour acheter. Le marbre qui pavait le sol est si éclatant qu’on peut s’y mirer. La classe moyenne vient régulièrement ici chercher la dernière paire de chaussure fabriquée chez les géants européens tandis qu’une masse de chômeurs et de sous-payés viennent rêver sur des produits qu’ils n’atteindront peut-être jamais. Car ici comme à Istanbul, il faut bien s’habiller et se maquiller : la côte ne revient qu’à ceux qui se montrent « originaux » dans leur éloignement du goût « paysan ».



Grandeur et vicissitude des Janissaires


                Murad Ier (1362-1389) comprit que la longévité de son empire repose essentiellement sur la qualité de ses troupes. Il décida de promouvoir un nouveau corps militaire, une espèce de garde d’élite, qu’il nomma yeni çeri (« nouvelle troupe »), ce qui donna en français Janissaires (et in kichârî en arabe). Le corps s’est considérablement amélioré par la suite. Mais c’est son mode de recrutement qui fait d’emblée son originalité. D’abord, le sultan décide d’en choisir les membres parmi ses prisonniers de guerre (1 sur 5). Mais bientôt s’imposa le système du devchirme (« ramassage »), probablement sous Beyazîd Ier vers 1395 : on ramassait de jeunes enfants de 8 à 16 ans parmi les familles chrétiennes dans les pays conquis, principalement dans les Balkans, on les élevait en Anatolie dans des familles musulmanes pour les « turquiser » et les initier aux principes de l’islam, on les rassemblait ensuite à Bursa pour être enrôlés dans l’odjac des adjemis (le « corps des étrangers »), on les incorporait enfin dans l’armée du sultan, (ou dans l’administration, chacun selon ses aptitudes). L’effectif de cessait d’augmenter, au point d’atteindre 70 000 soldats en 1700. Elevés dans une rude discipline et un esprit de soumission absolue au sultan, les janissaires sont régulièrement entraînés et savaient manier l’arc, le yataghan, le kilidj, le poignard et la hache. L’arquebuse et le mousquet feront plus tard leur apparition.   

Janissary_soldiers

Ils sont en outre fanatisés par des derviches bektachis, chargés de maintenir en éveil leur zèle religieux. Avant une bataille, ils récitent une prière appelée gülbank dans laquelle ils invoquent ‘Ali et leur guide spirituel, Hadji Bektach.  Ils sont en effet fervents adeptes de cette confrérie musulmane, qui est également une secte dérivée du chiisme, fondée par le mystique Hadji Bektach au XVème siècle.

L’un des points les plus curieux de cette organisation reste le « culte du chaudron » dit kazân i sherîf. Il ne s’agit pas à proprement parler d’une adoration superstitieuse de la marmite, mais d’un langage symbolique destiné à traduire dans une métaphore culinaire la hiérarchie et l’esprit de leur armée. Leur emblème est donc le kazân i sherif (« chaudron sacré »), leurs officiers supérieurs s’appellent çorbadjî, « les cuisiniers qui préparent la soupe ». On se réunit autour du chaudron pour prendre les décisions importantes, on le renverse quand on se révolte et on se soumet à la discipline en acceptant de manger. L’alimentation est faite parfois de pain, de viande de mouton et de riz (pilav) mais habituellement on a plutôt droit à la viande de bœuf séchée, aux oignons et à l’eau. Cette nourriture frugale expliquerait d’après certains leur résistance.

Le système est fondé sur le mérite, de telle façon qu’un enfant chrétien recueilli en Géorgie peut très bien finir grand vizir, fonction juste au-dessous du sultan ! Le cas n’est pas rare. Le devchirme est en effet à l’origine de la diversité ethnique de la classe dirigeante : sur 47 vizirs entre 1453 et 1623, cinq seulement sont issus de l’ethnie turque alors que les autres sont albanais, géorgiens, grecs, arméniens, italiens, etc.
kilidj_turc

La preuve de cette pluriethnicité n’est autre que le Sultan lui-même, qui n’est généralement qu’à moitié turc puisque sa mère, la Valide, est une femme du harem que son père a pris d’un pays lointain, souvent non turcophone.                  

L’un des plus célèbres janissaires n’est autre que l’architecte Sinân (1489-1588), qui participait aux campagnes militaires du sultan en tant que soldat d’abord. Il a pu s’initier à l’art de la construction et aux techniques militaires à Tabriz et en Egypte, avant de revenir à Istanbul où il s’est donné pour ambition de surpasser les architectes de Justinien qui ont bâti l’église Sainte Sophie.

Chaque trois mois, les responsables de compagnies janissaires se présentent devant le divan, haut conseil de l’empire, pour recevoir la solde qu’ils distribuent ensuite aux hommes de leurs troupes.

Les Janissaires furent une force redoutée qui laissa des souvenirs de cruauté et de terreur en Europe de l’est. Avant d’être massacrés puis destitués par Mahmud II, ils étaient devenus une corporation religieuse conservatrice, farouchement opposée à la réforme de l’armée et à la modernisation de l’empire, et prêts à la révolte contre le sultan.


A suivre   

 

 

 

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