Edward Saïd dénonce la récupération islamiste de son œuvre
Edward Saïd
dénonce la récupération islamiste
de son œuvre
Le grand critique de l’orientalisme européen savant, Edward
Saïd (1935-2003), dénonce certaines lectures de son œuvre, qui font de L’orientalisme
(le livre) une défense de l’islam contre un Occident agresseur. Dans une
postface datée de mars 1994, il s’insurge contre cette interprétation biaisée de
son texte, en précisant que sa logique conduisait à récuser les notions même d’ « Orient »
et d’ « Occident » et à interroger de façon critique la notion d'identité, alors que fondamentalisme islamiste et orientalisme
savant s’acharnent à les légitimer. Il est intéressant de le relire, ne
serait-ce que pour connaitre, en ce temps troublé de réhabilitations académiques
des anciens savoirs sur l’Orient, les positions exactes d’un penseur hors du
commun :
« Permettez-moi de commencer par un des aspects de la
réception accordée à ce livre que je regrette le plus et dont je m’efforce le
plus ardemment aujourd’hui (en 1994) de
surmonter l’impact sur moi-même. C’est l’anti-occidentalisme dont je suis taxé
abusivement, par des commentateurs plutôt exubérants, qu’ils soient hostiles ou
sympathiques à mon endroit. Cette notion comporte deux facettes, parfois
combinées, parfois distinctes. La première est la thèse qu’on m’impute selon
laquelle le phénomène de l’orientalisme est une synecdoque, ou un symbole
miniaturisé de l’Occident tout entier, et qui serait censé représenter
l’Occident en tant qu’entité. Ceci étant avéré, selon ces commentateurs,
l’occident dans son ensemble doit être considéré comme l’ennemi des Arabes et
des musulmans, et partant, des Iraniens, des Chinois et de beaucoup d’autres
peuples non européens qui ont souffert du colonialisme et des préjugés
occidentaux.
La seconde facette de l’argumentation qu’on m’attribue n’est
pas moins lourde de conséquences. Elle consiste à dire que l’Occident et
l’orientalisme ont violé l’islam et les Arabes (notons l’amalgame entre
« Occident » et « orientalisme »). ceci étant avéré,
l’existence même de l’orientalisme et des orientalistes est utilisée comme
prétexte pour soutenir précisément l’inverse, à savoir que l’islam est parfait,
qu’il est la seule voie (al-hal al-wahid), et ainsi de suite. En bref,
critiquer l’orientalisme, comme je l’ai fait dans mon livre, revient à soutenir
l’islamisme et le fondamentalisme musulman.
On ne sait que faire de ces extrapolations caricaturales
d’un livre qui, pour son auteur et dans son argumentation, est explicitement
opposé à toute catégorisation, radicalement sceptique à l’égard de notions
figées telles qu’Orient et Occident, et qui s’efforce avec soin de ne pas
« défendre », ni même de discuter de l’Orient et de l’islam. Et
pourtant, L’orientalisme a été perçu et commenté dans le monde arabe comme une
défense et une illustration systématique de l’islam et des Arabes, bien que j’y
aies dit sans ambiguité que je n’avais ni l’intention, et encore moins la
capacité, de montrer ce qu’était le véritable Orient et le véritable
islam » (L’orientalisme, postface de 1994, p. 357)
« L’orientalisme ne peut être compris comme une
défense de l’islam qu’en supprimant la moitié de mon argumentation dans
laquelle je dis […] que même la communauté originelle à laquelle nous
appartenons de naissance n’est pas à l’abri de conflits d’interprétation, et
que ce qui semble pour l’Occident être l’émergence, le retour ou la résurgence
de l’islam est e fait la lutte en cours dans les sociétés musulmanes pour
définir l’islam. Aucune personnalité, aucune autorité, aucune institution
n’exerce un contrôle total sur cette définition ; d’où bien sur les
conflits à ce sujet. L’erreur épistémologique du fondamentalisme est de croire
que les « fondements » sont des catégories a-historiques, échappant
de ce fait à l’examen critique des vrais croyants, qui doivent les accepter
dans un acte de foi. Pour les adeptes d’une version restaurée ou revivifiée de
l’islam primitif, les orientalistes sont considérés (par exemple Salman
Rushdie) comme dangereux parce qu’ils altèrent cette version primitive, jettent
le doute sur sa validité, la présentent comme tant frauduleuse et d’essence non
divine. Pour eux, en conséquence, les vertus de mon livre étaient qu’il
désignait la dangereuse malfaisance des orientalistes et en quelque sorte
arrachait l’islam à leurs griffes.
Or, je n’ai guère l’impression de poursuivre pareil but en
écrivant ce livre, mais cette opinion persiste. » (L’orientalisme,
postface de 1994, p. 359)
Bibliographie
Edward W. Saïd, L’orientalisme. L’Orient créé par l’Occident,
Traduit de l’américain par Catherine Malamoud, Paris, Edition augmentée, 1997
[1980 pour la 1ère édition].
Consulter ici même :
Zoom sur Edward Saïd et l'orientalisme (première partie)
Zoom sur Edward Saïd et l'orientalisme (deuxième partie)