La sagesse du Grand Berger ou l'administration capitaliste des sentiments
La sagesse du Grand Berger
ou l’administration
capitaliste des sentiments
On avait avancé sur ce blog il y a quelque temps une
métaphore explicative hardie selon laquelle le capitalisme universel, qui pèse
de tout son poids sur les grandes villes, serait une espèce de « Grand
Berger » ; que ses administrés (administrés à la manière rationnelle
bien sûr) formeraient son « troupeau ». On avait alors remarqué les
habitudes de ce berger, les heures matinales auxquelles il fait quotidiennement
sortir son immense troupeau (entre 7h et 8h du matin), les conduits
étroits (métros) par lesquels il le fait passer, l’heure exacte à
laquelle il le fait rentrer (entre 17h et 19h), la nourriture qu’il
fabrique pour le gaver (supermarchés, fast foods, terrasses, etc.), les
soins divers (et coûteux, mais pour qui ?) dont il le fait entourer (beauté,
loisirs, télé, vacances, etc.)… Tout cela, dans le but bien connu de tous
les bergers : tirer le maximum de bénéfice de son cheptel.
J’ai le plaisir aujourd’hui de compléter ce portrait en vous
montrant comment le « Grand Berger capitaliste » gère les sentiments
de ses administrés :
« Dans la sphère rationnellement administrée vers laquelle tend la vie sociale, toutes les relations personnelles qui ne se laissent pas déterminer dans tous les détails par le mécanisme social […] apparaissent non seulement comme dangereuses mais également absurdes. A quoi bon l’amitié quand toute démarche dans le domaine du loisir et de la profession, quand tous les buts et les moyens sont tracés à l’avance par le fonctionnel ? L’amour a perdu son fondement. Les besoins sexuels sont depuis longtemps réglés par la raison, leur envol vers le désir n’a plus de moteur, tout comme le rêve du pays de cocagne chez les bénéficiaires du miracle économique.
Une passion érotique pour un seul être humain déterminé, sans parler de fidélité, ne serait pas seulement pathologique, manque d’appétit sain, névrose obsessionnelle ou pire, mais serait en même temps inconvenante, un mode de penser, de sentir et d’agir sur la base d’une fixation sexuelle au lieu d’une réflexion rationnelle »
Max Horkheimer, 1974, Notes
critiques 1949-1969, Paris,
Ed. Petite Bibliothèque Payot, 1993 pour la traduction française
Nous devons maintenant savoir pourquoi les amours et les amitiés
sont si éphémères dans nos métropoles ; pourquoi les liens entre êtres
humains (voisins, collègues, camarades, etc.) sont si lâches ; pourquoi
nos entreprises nous obtiennent invitations, réductions, et tutti frutti,
pourquoi nos couples sont si fragiles ; pourquoi l’intelligence est si
réduite et pourquoi le bruit est si diffusé. Le Grand Berger n’aime pas les
hasards, les débordements, les irruptions, les instincts, etc. Il leur préfère
l’organisation, le calcul et la prévision. Mais depuis quand un troupeau,
fut-il démocratique, a-t-il besoin d’être soulagé de son rythme bestial ?
Ce rythme n’est-il pas, après tout, la fin à laquelle le prédestine sa
nature animale ?
Naravas