30 mars 2010
Edward Saïd et les islamistes : les conclusions de François Burgat
Edward Saïd et les islamistes
Les conclusions de François Burgat
Je livre ici le contenu d’une discussion que j’ai eue avec un
ami sur un article de François Burgat intitulé « Trente ans après l’Orientalisme : Docteur Edouard, Monsieur Saïd et « la double expulsion » »,
paru dans Review of Middle East Studies de l’été 2009. L’article en
question reproche à Saïd d’avoir observé un silence critique envers les
islamistes palestiniens en particulier et arabes en général. Il les aurait même
stigmatisés dans un passage de sa biographie. Je résume les arguments de l’auteur,
que je vais ensuite discuter.
Résumé
Malgré son immense talent employé à déconstruire les
mécanismes des dominations coloniales, Saïd n’a pas osé pousser sa logique
jusqu’à « légitimer » ses adversaires politiques, les islamistes.
Il est resté de fait un appui pour le discours dominant sur cette mouvance.
1)
Saïd a été plus lucide dans la première partie de sa vie, quand
il était dominé (membre ancien de l’élite arabe/palestinienne) que quand il est
devenu dominant (membre récent de l’élite arabe « laïque » dominante
face aux islamistes)
2) Son incapacité à penser rationnellement la montée de
ses adversaires islamistes l’a conduit à un silence coupable, qui s’est vraisemblablement
traduit par un affaiblissement du soutien occidental à la cause palestinienne
et par des politiques européennes et américaines plus agressives envers elle.
3)
Saïd s’est refusé à « légitimer » le courant de
l’islam politique, malgré sa popularité (idée suggérée : manque de
tolérance envers ses adversaires).
4)
Dans sa biographie, Saïd présente l’islamisme comme un « mal » qui
menace sa famille « d’invasion » : cf. l’interprétation de
l’incident de l’école de Maadi.
5)
Saïd cautionnait par son silence l’idée dune « invasion
islamique » de l’Algérie.
6) Saïd décrit l’islamisme dans le seul vocabulaire de la
stigmatisation. Il n’arrivait pas à reconnaître et à accepter l’altérité que
constitue pour lui cet adversaire politique.
7)
Comparaison : Après Foucault, Bourdieu a fait un pas vers
la reconnaissance de « l’autre » islamiste que Saïd n’a pas osé faire.
Discussion
Contrairement à mon habitude, je vais commencer par signaler
quelques erreurs de français dans l’article : « l’un de ceux qui ont
déconstruit » et non « qui a déconstruit » (p. 1) ;
« explicité le plus efficacement les ressorts idéologiques et les
mécanismes de l’idéologie » [redondance de
« idéologie »] (p.1); « en tant qu’élite dominée (…), il a
produit » [Saïd ne peut pas être une élite, il est peut-être membre d’une
élite.] ; Le titre de sa biographie en français n’est pas A
contre-courant comme le signale la note 7 (p. 5) mais A contre-voie :
mémoires (Ed. Le Serpent à Plumes).
Toute la magie de l’article repose sur la façon de situer
« le discours unilatéral dominant ». Comme on sait, chacun situe ce
discours dominant chez ses adversaires pour bénéficier de la prime
intellectuelle d’être un « contestataire ». En réalité, dans le jeu
brouillé du champ intellectuel actuel, personne ne sait où se trouve vraiment
ce discours dominant.
L’article reproche à Saïd d’avoir été critique envers
les « islamistes » ou d’avoir observé une espèce de silence
critique envers cette mouvance. Un intellectuel doit-il être critique
seulement envers les pouvoirs, coloniaux ou indépendants, et s’abstenir de
critiquer tout ce qui est sanctifié par une majorité démocratique ? Doit-on se délester de l’esprit critique dés
que la cible n’est pas « l’Occident » ou les Etats-Unis ?
L’exemple de Fanon est à méditer de ce point de vue : après
avoir soutenu les révolutions africaines, il s’est mise à les critiquer durement
après quelques mois d’indépendance.
Le silence de Saïd sur l’islamisme a été au contraire d’une
extrême sagesse dans le sens où il illustre la position du double rejet :
rejet des « islamistes » et rejet de la propagande américaine.
Doit-on forcément choisir, quand les choix existants sont également faux et
dangereux ?
L’analyse sociologique sur laquelle repose l’argument 1 est
approximative. Quant Saïd avait produit son extraordinaire critique de l’orientalisme,
il était professeur à Columbia, position dominante si l’en est dans la société
américaine. Sa prétendue incapacité à penser rationnellement l’islamisme n’est
pas démontrée. Si l’on en juge par l’interprétation extrapolée que donne Burgat
de l’incident de l’école de Maadi (cf. extrait plus bas), elle ne
dispose d’aucun fondement solide : les mots « occupation » et
« invasion » sont de Burgat, non de Saïd. Lui se contente d’évoquer,
dans un genre qui s’y prête beaucoup et sous un registre littéraire, une
deuxième expulsion de la même école, à trente ans de distance. Un silence
est-il l’équivalent d’une incapacité à penser rationnellement un
phénomène ?
L’argument 5 est totalement fantaisiste et la
« stigmatisation », qui n’est pas démontrée, peut être une manière de
rejeter une critique qui ne convient pas à Burgat.
Quant au reproche passe-partout comme quoi Saïd a du mal à
penser « l’Autre », son adversaire islamiste, je crois qu’il s’agit
là d’une projection de Burgat. Pour l’auteur de l’Orientalisme, comme
pour les intellectuels arabes que Burgat stigmatise sous l’étiquette de « laïques »
(sous-entendus : « occidentalisés » parce que non islamistes) l’islamisme
ne constitue pas une altérité. Ils connaissent intimement ses manifestations,
claires ou diffuses, pour les avoir vécues quotidiennement au sein de leur
société. L’islamisme ne constitue une altérité fascinante que pour Burgat lui-même !
Enfin, l’anecdote sur Bourdieu est très intéressante. En
revanche, on ne voit pas pourquoi Bourdieu serait un exemple à suivre (argument
d’autorité), quand on sait surtout que ce sociologue, qui s’est illustré par
une connaissance profonde de la Kabylie conjuguée à une méconnaissance
exemplaire de l’islam, s’est engagé dans le bourbier de la guérilla islamiste algérienne
sur la foi d’un livre dont on a mis en doute l’authenticité (La sale guerre
de Habib Souaïdia), et sous l’influence d’une élite algérienne appartenant à un
parti (le Front des Forces Socialistes) dont les positions sur la crise
algérienne et l’islamisme sont connues et arrêtées.
Conclusion
Burgat reproche à Saïd, comme il l’avait fait pour Bourdieu
avec plus de succès, de ne pas partager son parti pris en faveur de l’islamisme
(politique). Or, si Saïd s’est montré réservé, c’est parce qu’il connaît l’islamisme « de l’intérieur »
de la société arabe. Il sait que l'islamisme est une idéologie récente qui n'exprime pas la quintessence de l'islam, comme le prétend Burgat. Comment peut-on dés lors reprocher à un critique inégalé des conceptions biaisées de l'islam de se montrer sévère envers l'islamisme, qui est lui-même un travestissement politique moderne de l'islam ? Au contraire, Saïd, tout en restant fidèle à lui-même, était parfaitement dans son rôle .
Pour les intellectuels arabes dont on peine à prendre en
compte les positions intellectuelles et politiques, la critique de l’islamisme (islam
politique) est une œuvre de salut public. La question de sa légitimité comme
force politique dépend beaucoup des contextes nationaux où il intervient. La
Palestine n’est pas l’Algérie, qui n’est pas la Turquie. On ne peut pas tout
« légitimer » partout ou tout rejeter. Si ce dernier pays a réussi à
« digérer » l’islamisme, c’est grâce à sa très forte culture
kémaliste. La Turquie, grâce aux idées fortes de son fondateur, a réussi l’exploit
de démocratiser et de « laïciser » l’islamisme (Erdogan s’est dit lui-même
« laïque »), tandis que dans les pays arabes, l’islamisme a réussi à « islamiser »
(dans le sens idéologique de l’islamisme et non de l’islam) les bribes de démocratie
naissante. Ce qui me semble sûr, c’est que n’importe quel mouvement qui porte
atteinte massivement et profondément aux droits de l’homme ne peut pas, quelque
soit sa popularité, prétendre à la légitimité.
Naravas
Islamisme : islam politique promu par des groupes divers dans le but d'instaurer un "Califat", une "République islamique" ou une théocratie.
____________________
Extraits :
« …si les opinions publiques européenne et américaine,
notamment de gauche, tout comme les acteurs étatiques arabes d’ailleurs, ont éprouvé
une telle difficulté à soutenir ou seulement reconnaître un gouvernement
palestinien aussi légalement élu, et si enfin la capacité israélienne de
criminalisation de la résistance palestinienne a pu regagner les sommets qu’elle
avait atteints lors des premières actions armées de l’OLP et faire adopter par «
la communauté internationale » une longue série de manœuvres pernicieuses pour
l’affaiblir ou le remplacer, cela n’est peut-être pas étranger au fait que, pas
plus que ses homologues « arabes laïques », Saïd n’a su ou voulu « construire »
intellectuellement, rationnellement, la gestation de la génération de ses challengers/successeurs
« islamistes ». »
« Dans cet « Out of place : a memoir », Saïd livre certaines des clefs intimes de cette difficulté, banale, à surmonter
lui-même l’obstacle de l’essentialisation de l’ « autre » et les pièges de l’altérité. »
« Pas plus que les autres membres de la génération des «
nationalistes arabes laïques », Saïd n’a contribué en effet à éclairer l’opinion
occidentale sur la profondeur de l’ancrage social des courants islamistes, leur
plasticité, l’importance de leurs dynamiques internes et, dès lors, à accepter
les raisons pour lesquelles ils font ou ils vont
Incident de l’école de Maadi :
« Accusé d’avoir, au sein de l’entreprise de son père,
contrevenu à la réglementation du commerce extérieur, Saïd avait dû quitter l’Egypte
au début du règne nassériste. Lorsqu’il y revient pour la première fois, en 1989,
l’un de ses premiers pèlerinages le conduit dans la banlieue cairote de Maadi,
devant l’école britannique dont il avait été expulsé par le colonisateur. Ce vendredi,
l’école est fermée mais Saïd obtient du gardien qu’il le laisse brièvement
entrer. Au cours de sa visite survient toutefois la directrice qui le prie
fermement de quitter les lieux. Il se trouve qu’elle porte « une robe et un
voile islamiques » : « Le très britannique Eton d’Egypte était devenu une sorte
de sanctuaire islamique privilégié », analyse Saïd « duquel, trente huit ans
plus tard, j’étais à nouveau chassé » (p. 314). L’occupation britannique de sa terre
d’enfance n’a pris fin que pour laisser place à quelque chose qui y ressemble,
une autre occupation, « islamique » celle-là. »
Commentaires
Empêcher un Saïd atlantiste
@ Bonjour Atfa,
Ce n'est pas toujours un problème de clarté. Je pense qu'il s'est abstenu parce qu'il savait d'avance que sa position, vraisemblablement anti-islamiste, allait être instrumentée par les orchestres de la propagande mondiale anti-terroriste et anti-palestinienne.
Il aurait cautionné la répression des aspirations légitimes du peuple palestiniens et des autres peuples tombés dans le collimateur de l'armée américaine.
Bien à toi,
NVSfacile de dire après coup : "il aurait dû dire ça ou ça"... Edward Saïd était aussi dans son droit au silence, à l'attente, au recul, au "wait and see"...
il faut s'appeler BHL, Finkielkraut ou Glucksmann pour pérorer des "analyses" à la chaîne suivant et s'accordant avec le bréviaire idéologique qu'on a entre les mains.
Jusqu'à aujourd'hui il n'est pas facile d'émettre un avis dogmatique et tranché sur toute la mouvance islamiste en bloc quelque soit sa territorialité(déjà même le terme "islamisme" pose problème)..
Peut-être, tout simplement, Saïd n'avait pas un avis tranché sur le sujet ou "la chose"..
Méfiez-vous des Fast Thinkers..@ kafkacoma
Si je comprends bien si l’on n’a pas un avis tranché, il faudrait se résigner au silence…. !!!
Mais une réflexion de quelque nature qu’elle soit ; (politique, religieuse, social, philosophique ou tout ça à la fois) ne peut guère être décapitée ou morcelée. Elle doit non seulement être aussi complète que complexe, faites d’autant de nuances que possible mais surtout elle doit être en perpétuelle gestation, surtout pour un sujet délicat comme celui-ci ou toute vérité est relative.
Vous écrivez que : « Jusqu'à aujourd'hui il n'est pas facile d'émettre un avis dogmatique et tranché sur toute la mouvance islamiste» comme si cela constituait un problème
J’avoue que vos propos me choquent fortement car vous cautionner là le manichéisme ambiant que je réfute catégoriquement car il est la source de beaucoup de conflits et sachez que c’est justement les fast thinkers comme vous les appeler qui ont lancée cette mode -que vous semblez affectionner particulièrement-Atfa,
tu dis "Si je comprends bien si l’on n’a pas un avis tranché, il faudrait se résigner au silence…. !!!"... ben oui.. ou alors à défaut d'être tranché, au moins bien affirmé, établi.. rien n'entame plus la crédibilité d'un penseur que le fait de se croire autorisé à balancer la moindre de ses intuitions naissantes ou coup de sang conjoncturel.. or, c'était là, me semble-t-il du peu que j'ai lu de lui, toute la démarche intellectuel d'un Saïd : posée, fouillée, documentée..
Plus grave, vous dites "Vous écrivez que : « Jusqu'à aujourd'hui il n'est pas facile d'émettre un avis dogmatique et tranché sur toute la mouvance islamiste» comme si cela constituait un problème".. ben en l'occurrence oui c'est LE COEUR du problème.. je ne peux plus sentir tous ces pseudo-géopolitologues ou "spécialistes du moyen orient" qui viennent pérorer devant la ménagère de moins de 50 ans, ou le beauf à béret et baguettes leurs analyses tronquées à partir de rapports bâclés de différents services de renseignements.. ces barbouzes cathodiques s'autorisent même à prédire des scénarios catastrophes (Sfeir, Basbous, etc.) voire jouer les Nostradamus de la géopolitique internationale (pour le compte de qui ? ha) comme l'immonde Alexandre Adler.. tout cela au nom de la réflexion "complète et complexe" comme vous dites.. alors oui face à tout ce matraquage incessant d'idées "en perpétuelle gestation", prendre son temps pour donner son avis voire même ne pas en donner un quand la complexité de la situation l'impose est un acte de résistance.. quand je suis en plein brouillard je préfère conduire très lentement ou m'arrêter..On pourrait appeler ça l’hétéro-suggestion, ça a pour but d’altérer, de détruire et de décrédibiliser la cause islamiste et ainsi d’amoindrir son influence.
Les politiques américains ont opté pour cette méthode en ce qui concerne la prise d’otages, ils n’en parlent pas du tout ou très peu, contrairement aux français qui ont fait une méga pub aux FARC avec l’affaire bétancourt@ kafkacoma
Cette prudence que vous recommander mène tout droit à la léthargie et à l’impuissance et puis dans le cas de said ce n’est pas le fait de n’avoir pas une opinion « tranchée » mais plutôt la peur en effet d’être instrumentalisé pour défendre la lutte anti-terroriste
Il est vrai que chacun à droit au silence, mais aussi je pense un devoir de parole, je ne pense pas là seulement à said mais à tous les citoyens du monde, c’est la moindre des responsabilités civiques.Je n’ignore pas qu’il y a un minimum de réflexion qui doit précéder la prise de parole, et je condamne tout autant que vous les pseudo- politologues qui à chaque fois s’amène avec une quantité faramineuse de propos, de pensées et d’idées nouvelles,ils ne sont que des marionnettes qu’on amène sur les plateaux télé afin de hausser le taux des téléspectateurs, puisque maintenant il faut choquer pour être écouté.le but de ces penseurs tapageurs n'est pas d'être fidèle à la pensée complexe et complète,loin de là. et puis la complexité n’annule en rien la clarté et la cohérence comme vous semblez le sous entendre.
Burgat rêve tout simplement d'un Edward Said pro-islamiste. C'est raté. Mais il va se l'inventer quand Mème. Car le problème, c'est que le profond humanisme de Said n'a rien de commun avec le "tiers-mondisme" revanchard et essentialiste de F. Burgat.
L'islamisme ne peut en aucun cas être un "progrès".Nostradamus et les politologues
@ atfa : les philosophes, ça dépend lesquels. Tous ne sont pas dans le brouillard.
@ kafkacoma : c'est ce que j'appelle la science-politisation de la recherche sur l'islam. Bien sûr, doublée d'une surmédiatisation, cela va sans dire. Je pense qu'il faudrait revenir aux "érudits" de l'islam, style Berque et compagnie, et stopper le vacarme des "science-politologues" médiatisés...
Edward Said est un intellectuel engagé, qui a une certaine notoriété, ses propos pèsent lourd et son silence aussi.
Il n’était pas sans savoir que son mutisme aller laisser libre cours à toutes les interprétations possibles et imaginables, c’est donc un jeu dangereux et malsain qu’il a laissé s’installer. La sagesse aurait été d’empêcher ses transcodages erronés. La sagesse aurait été de s’exprimer, s’il rejetait les islamistes autant que la propagande américaine il n’avait qu'à le dire….
Seul et unique argument valable de François Burgat