(1) Les langues au temps du Coran selon Luxenberg
Les langues au temps du Coran selon Luxenberg
Le philologue Christoph Luxenberg, qui a créé l’évènement en
2000 avec sa « contribution au décodage de la langue coranique »,
revient dans son avant-propos à l’édition anglaise de son livre (2007) sur ce qu’il
appelle la langue syro-araméenne. Cette dernière constitue en effet la
perspective principale à partir de laquelle il entendait éclairer nombre de
passages obscurs du livre sacré des musulmans.
Cette langue, appelée actuellement syriaque, est une
branche de l’araméen qui était parlé au Proche Orient, notamment à Edesse et
dans le Nord Ouest de la Mésopotamie. L’araméen, rappelle l’auteur, a constitué
pendant un millénaire la lingua franca de toute la région du Moyen
Orient, avant d’être remplacé par l’arabe. Depuis la christianisation jusqu’au
début de la révélation coranique, le syro-araméen était la langue écrite
dominante, utilisée notamment dans la liturgie. Ce sont les Grecs qui ont
appelé cette langue syriaque, langue de l’Assyrie du temps d’Alexandre le
Grand. Les Chrétiens araméens ont repris le nom à leur compte, par volonté de
se distinguer de leurs « compatriotes » restés païens. Les premiers
écrits arabes, au nombre desquels figurent les recueils de hadiths,
appliquent le nom de Syriaques à ces mêmes chrétiens araméens, signalant
par là l’importance de cette langue précisément au moment de la naissance de
l’arabe écrit (Luxenberg, pp. 9-10)
De par son utilisation dans la traduction de la Bible, le syro-araméen
acquit une telle extension qu’il dépassa bientôt les frontières de la Syrie
pour atteindre, entre autres contrées, la Perse. A un moment où l’arabe écrit
n’était pas encore constitué, les Arabes instruits eux-mêmes l’utilisaient
comme langue de culte et de culture. Selon Nöldeke, les gens de Palmyre et les
Nabatéens, qui étaient eux-mêmes des Arabes (ou descendants d’Arabes),
considéraient cette langue comme étant « hautement respectable et
civilisée ». On dirait aujourd’hui, en termes modernes, qu’une situation
de diglossie caractérisait le nord et le sud de l’Arabie pré-coranique,
de telle sorte que le syro-araméen était la langue formelle, dite haute (H), au
moment où les dialectes non écrits constituaient les langues dites « basse(s) »
(L) (cf. Ferguson puis Fishman, Calvet et d’autres). [c’est moi qui comprend
cette situation comme diglossie]
Il s’ensuit que le Coran a été révélé à une communauté pluriethnique,
pluriconfessionnelle (Juifs, une grande partie d’Arabes christianisés aux côtés
d’autres Arabes païens), et surtout plurilinguistique et diglossique (syro-araméen
comme langue formelle, dialectes non écrits : hébreu, dialectes
proto-arabes devenant plus tard, sous l’influence du syro-araméen, de l’arabo-araméen).
Les initiateurs de l’uniformisation et de la mise à l’écrit des dialectes
arabes étaient eux-mêmes formés dans la langue syro-araméenne et dans la
liturgie chrétienne. Il n’est dés lors pas étonnant qu’ils aient introduit des
aramaïsmes et des éléments de leur langue formelle dans l’arabe qu’ils commençaient
à mettre à l’écrit.
Naravas
Sujet du prochain post : histoire de la mise à l’écrit des
dialectes arabes
PS/
1) Rappeler pour la énième fois ici que le Coran a été
révélé en arabe classique, en citant tous les versets hyper connus, ne sert à
rien. On traitera de ces versets dans un autre post, car tout dépend de ce que
le texte désigne par qor anane arabiyyane.
2) Si les Arabes écrivaient le syro-araméen au temps du
Coran, comment expliquer la poésie antéislamique, bel et bien écrite en arabe
classique ? Eh bien, tous les doutes sont permis concernant cette poésie
et sa datation. Sa compilation n’est pas fondée sur des écrits matériels légués
par la période dite de la « Jahiliyya » mais sur des traditions
orales, supposées solides et fiables. Or, plusieurs faits remettent en question
le mythe de la « mémoire phénoménale » des Arabes, qui auraient fidèlement
gardé des quantités impressionnantes de poésie de génération en génération,
rien que par la transmission orale. Aucun ethnologue par exemple ne souscrirait
à l’hypothèse d’une tradition orale fiable et littéralement fidèle sur plus d’un
siècle, ou même sur quelques dizaines d’années. C’est que la mémoire populaire
n’est pas un CD. La hamza qui apparaît dans cette poésie dite antéislamique est
aujourd’hui considérée comme un signe postérieur au Coran, ajouté bien plus
tard. Il semble donc que cette poésie a été fixée sur la base de traditions
orales par des auteurs qui la faisaient approximativement remonter à l’ère antéislamique.
(Taha Hussein a déjà exprimé cette thèse dans Sur la poésie antéislamique,
1926). En réalité, le Coran reste le premier texte écrit en « arabe ».
C’est l’interprétation du Coran qui, semble-t-il, a déterminé la constitution
de grammaires et de dictionnaires des siècles plus tard. Le Coran apparaît ainsi
comme le catalyseur de l’uniformisation linguistique de l’arabe.
Vocabulaire :
lingua franca : Originellement, c’est une langue de
communication parlée dans l’ensemble des ports de la Méditerranée et composée d’un
vocabulaire emprunté à beaucoup de langues du bassin (espagnol, italien,
provençal, turc, arabe, maltais, etc.). Les linguistes appellent cela une
langue véhiculaire (car utilisée comme langue de contact avec les
étrangers) et l’opposent aux langues vernaculaires (qu’on ne peut parler
qu’à l’intérieur de sa communauté linguistique). Luxenberg avance ici l’idée
que le syro-araméen était la langue véhiculaire de l’époque du Coran.
Diglossie : situation d’une société ou d’un groupe où deux langues
sont utilisées concurremment, mais dont l’une, dite variété « haute »,
est valorisée, normée, véhicule une littérature reconnue et est réservée à
certains usages formels (liturgie, administration, etc.) et dont l’autre, dévalorisée
et dominée, dite variété « basse », est utilisée dans des situations informelles
(échanges quotidiens, etc.). L’exemple actuel type serait l’arabe dit standard ou
littéraire, par opposition aux différents dialectes effectivement parlés dans le
monde arabe.