Un livre arabe célèbre et falsifié
Un livre arabe célèbre et falsifié
La prairie parfumée (ou Le jardin parfumé), écrit par
Mohammad al-Nafzâwi, est l’un des rares livres arabes, à côté des Mille et une
nuits, à acquérir une célébrité mondiale. Son auteur est bien plus connu qu’Al Djâhiz
ou qu’ Al Hamadhânî. Le public musulman cultivé aime l’évoquer comme témoignage
d’une époque où les mœurs étaient plus indulgentes et où les hommes trouvaient
du temps à consacrer, entre deux prières, à une vie de plaisir…
Ce que l’on sait moins, c’est que ce livre est l’un des plus
falsifiés de la littérature arabe. Ses traductions vers les langues européennes
ont été non seulement approximatives et infidèles mais comportent des rajouts,
des passages fabriqués de toutes pièces, des morceaux réécrits, des parties
inauthentiques et des prolongements imaginaires. Certains sont allés jusqu’à retraduire
les faux du français vers l’arabe. Le chef-d'oeuvre de Nafzâwî est découvert en Algérie quelques années après
la conquête française (vers la fin des années 1840),. Ses premiers traducteurs
se sont autorisé tous les excès, sans respect aucun pour la vérité
historique ou pour les manuscrits originaux. C'est le seul souci commercial qui semble les
avoir guidé dans l’adaptation d’un texte qu’ils considéraient, dans leur perception
européenne, comme de la « pornographie ».
En réalité, il ne s’agit ni de pornographie, ni de Kama
Sutra, mais d’une "science" analogue à la médecine que les musulmans
appelaient 'îlm al bah, discipline sérieuse dans laquelle beaucoup de
juristes se sont illustrés comme Al Souyoutî.
Les Arabes écrivaient en effet sur ce sujet sans aucune pudibonderie, en
nommant par exemple par leurs noms les parties intimes.
Parmi les traductions fausses ou fondées sur des manuscrits inauthentiques, il
faut signaler celle du Baron R... (1850), reprise par Théodore Liseux (1886)
dans une édition « pirate », soi-disant traduite par M…, capitaine d’état-major
(en réalité par le même Baron R…). Enfin, celle d'Antonin Terme et de la mauresque
Nefissah, prétendument faite en 1850. Ces
traductions françaises, qui ne finissent pas d’être réadaptées et représentées
au public, ont à leur tour influencé négativement les autres traductions
européennes.
L’une des meilleures traductions actuelles à mon avis est
celle de René R. Khawam, intitulée La prairie parfumée où s'ébattent les
plaisirs, Ed. Phébus, 1976, reprise chez Pocket. Pour deux raisons : elle
est d’abord le fruit de l’édition critique des manuscrits arabes originaux (actuellement
existants), elle est ensuite le fait d’un traducteur hors pair, désormais
rentré dans la légende.
Les erreurs sur le chef-d’œuvre n’ont pas épargné la
biographie de son auteur. Al-Nafzâwî n'a pas vécu au XVIe siècle,
comme le soutient le Baron R..., mais au XVe siècle, sous le règne
du sultan hafside ‘Abd al-Aziz Abou Fâris (1394-1434). Le livre - composé entre
1410 et 1434 - est une commande de son vizir kabyle, Mohammed ibn 'Awana al-Zawâwî.
Al Nafzawi vient lui-même d'une tribu berbère du Djérid tunisien (les Nafzâwa) et
ne semble pas avoir beaucoup vécu à Tunis, mis à part le voyage qu'il y a
effectué pour répondre à la commande de ce vizir.
Naravas