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angles de vue...
3 septembre 2008

Introduction à l’histoire de l’islamisme algérien (première partie)

Que s’est-il passé en Algérie ?

 

Introduction à l’histoire de l’islamisme algérien

Ahmed_Sahnoun__1907_2003___l_un_des_ancetres_de_l_islamisme


On appelle « islamiste » un partisan de l’islam politique ou fondamentaliste. Les autres croyants, qui forment la majorité de la population, sont des  « musulmans ». L’objectif premier d’un islamiste est l’instauration d’un Etat Islamique ou le rétablissement du Califat. Il existe deux tendances : certains pensent y arriver par la voie politique de la démocratie, tandis que d’autres sont persuadés que seule la lutte armée permet de réaliser cet objectif.

 


 

              J’entreprends dans cette suite de posts de faire l’histoire de l’islamisme algérien, principalement à l’attention des citoyens arabes, qui ignorent ce qui s’est passé dans ce pays. Internet, mis à part les ressources « qui-tue-quistes » (cf. plus loin pour ce terme), est particulièrement pauvre en cette matière. Or, il faut que les gens sachent ce que les populations ont enduré, ce que les années de sang ont apporté, ce que les discours ont distordus, ce que les victimes ont subis et la tragédie dans laquelle « l’idéologie » a jeté les Algériens. J’écris cela pour dire que tout n’est pas confus, qu’il est possible de comprendre ! L’histoire ici exposée a un fil directeur, sa logique est claire et ne souffre pas d’ambiguïté. C’est un devoir quand on est Maghrébin de chercher à s’informer sur le drame du voisin. Personne n’a le droit de dire, au Maghreb comme au Machreq, « nous ne le savions pas ». Personne n’a le droit de dire « ça n’arrive qu’aux autres ! ». Le déroulement ici exposé pourrait se reproduire dans d’autres sociétés. Je crois faire une œuvre utile en l’exposant avec le maximum d’objectivité dont je suis capable. Je laisserai une bibliographie à la fin, avec notamment un film extraordinaire, Algérie, autopsie d’une tragédie (1988-2000), de Malek Aït Aoudia et Séverine Labat. Que ceux qui n’ont pas le temps de lire voient le film, que ceux qui ont lu les mots, voient les images ! Que tombent l’ignorance et la désinformation sur le phénomène « islamiste » ! Que ceux qui n’aiment pas les images ou ne lisent pas « la politique » lisent les romans de Waciny Laredj ou de Yasmina Khadra (cf. bibliographie)…

Je préviens que certains des posts qui vont suivre seront difficiles à lire. C’est parce que les réalités sont souvent elles-mêmes insupportables. Je vous prierais de m’excuser si mon exposé comporte des approximations et des erreurs chronologiques ou si, le « point de vue » adopté, qui est celui d’une personne concernée par ces « évènements », pèche par un côté ou un autre. J’ai essayé de faire preuve d’objectivité et d’esprit critique par rapport aux « versions » en circulation, souvent établies par des politiques…
 

 

Introduction

Après sept années d’une guerre atroce, l’Algérie accède à l’indépendance en 1962. Les héros de la guerre et les chefs politiques de la révolution (Krim Belkacem, Ferhat Abbas, etc.) sont vite écartés. Tandis que les combattants de l’intérieur étaient épuisés, l’armée des frontières, stationnée du côté du Maroc et de la Tunisie, empêchée de participer aux combats par les lignes Maurice et Challes, retrouve sa liberté de mouvement. Son chef, le colonel Boumédiène, fait alliance avec un civil, Ahmed Ben Bella, et marche sur Alger, en tuant au passage 2000 Algériens. Il prend le pouvoir en « détournant » la révolution et Ben Bella est proclaméHouari_Boum_di_ne_et_Chadli_Bendj_did président. Trois ans plus tard, Boumèdiène renverse son ancien allié, se proclame lui-même président (1965-1979), instaure ce que les Algériens appellent « le système » et engage le pays dans la voie du socialisme. « Le système » consiste en un type de gouvernement autoritaire dominé par le parti unique, le FLN (Front de Libération Nationale) et l’Armée. La disparition de Boumédiène en 1979 porte à la tête de l’état un nouveau colonel obscur, Chadli Bendjédid (1979-1992), qui se singularisera par son laxisme envers les fondamentalistes et son ignorance de sa propre société.

 

I. Les prémisses du mouvement islamiste (1962-1988)


1) colonisation, arabisation, islamisation

         La dénégation et l’infériorisation de l’Algérien pendant l’époque coloniale a conduit certaines élites à trouver refuge dans l’islam. L’association des ulémas d’Ibn Badis s’est voulue rigoriste. Elle s’est donnée pour Ibn_B_dis__fondateur_de_l_Association_des_Ul_masobjectif la lutte contre ce qu’elle considère comme de l’obscurantisme (l’islam rural et le maraboutisme), la réforme des mœurs et l’enseignement de la langue arabe. A l’indépendance, le pouvoir a intégré son idéologie et récupéré tant bien que mal ses membres. Son leader, El Bachîr El Ibrahimi, a pu placer ses pupilles dans les rouages de l’état, tout en dénonçant au passage la mixité ou « l’occidentalisation ».

Mais une partie des islamistes n’étaient pas contente de cette dissolution dans les appareils d’état. Ils se sont mis à créer une nouvelle association dans le même sillage, dénommée Al Qiam (Les Valeurs). Ses membres fondateurs sont entre autres Tidjani Hachemi, Abassi Madani, Abdellatif Soltani, Ahmed Sahnoun et Omar al-Arbaoui (chef spirituel d’Ali Benhadj). Epris par l’organisation des Frères musulmans d’Egypte, ils entendaient réhabiliter le patrimoine islamique mis à mal par l’occupant français. L’organisation fut dissoute par Boumédiène suite à ses prises de position virulentes contre l’exécution de Sayyid Qotb par Nacer en Egypte. Mais ses membres ont continué leur action en publiant des pamphlets et en signant plus tard (1982) des plates-formes pour l’application de la charia (Loi Islamique).

L’état continue à sa manière l’action des ulémas en décrétant l’islam religion d’état et en dotant le pays d’un formidable réseau de mosquées. Il lance le controversé projet de l’arabisation des institutions et surtout de l’éducation. Vu que l’encadrement algérien était essentiellement francophone, des enseignants sont importés de Syrie et d’Egypte. Les enfants sont alors livrés aux discours de propagande panislamiste d’Egyptiens venus propager les idées de Hassan El Banna. Les cours de maths sont transformés en cours d’éducation religieuse. Les cultures populaires algériennes et la dimension berbère du patrimoine national sont abandonnées au profit d’idéologies moyen-orientales.

Les années 1980 ont vu se développer plusieurs groupes intégristes (hommes barbus et femmes voilées) au sein des universités algériennes et (comme en Turquie) des klashs étaient fréquents avec les étudiants de gauche et les progressistes. Le système éducatif algérien est resté jusqu’à présent noyauté par l’idéologie fanatique : le flux d’échec faramineux qu’il génère débouche vers la rue, où les enfants/adolescents trouvent pour seul encadrement les réseaux islamistes informels des quartiers populaires. En proie à l’injustice et à la hogra (notion intraduisible : mépris) quotidiennes, exclu de la manne pétrolière et acculé à la pauvreté par les classes au pouvoir (FLN et Armée) qui organisent une corruption généralisée à leur profit, le jeune Algérien trouve son compte dans l’entre-aide, l’appui et le soutien actifs mis en place par les tenants de l’idéologie islamiste.
 

2) Les trois « S » de l’islamisme ou les « pieux ancêtres »

 Trois « cheikhs » ont bravé l’islam officiel dés les premières années de l’indépendance en se posant comme les héritiers légitimes des Ulémas. A la différence de leurs aînés (Bachir Ibrahimi), ils ont refusé d’être enrôlés dans les appareils d’état. Nous les désignerons par les trois « S » (initiale de leur nom). Il s’agit de Soltani, Sahraoui et Sahnoun, qui se sont illustrés depuis 1962 par leur action prédicative qui leur assura une large clientèle, par leur combat islamiste et par leur rejet virulent du pouvoir. Ayant vécu la colonisation et la guerre d’indépendance, membres de l’association d’Ibn Bâdis, ils forment pour les intégristes des ancêtres révérés. Les mosquées où ils ont enseigné sont devenues des bastions de l’activisme fondamentaliste. Deux d’entre eux furent maîtres d’Ali Benhadj.

 

· Abdellatif Soltani (1902-1984)

        Natif des Aurès, Soltani a été chargé par Ibn Bâdis de prêcher le réformisme dans le Constantinois. Diplômé de la Zitouna, il occupe plusieurs postes de responsabilité au sein de l’association avant d’être nommé imam à la mosquée Al-Nour à Alger. Il refuse d’apprendre le français, langue des koufar (mécréants). Nommé imam à la mosquée Katchaoua, en 1965, il s’insurge contre la mixité et la « jupe » portée par une jeune femme dans un défilé public : « Ce que nous dénoncions, par contre, et nous demandions que cela ne se reproduise plus, c'est qu'on ait jeté au beau milieu de cette parade des jeunes femmes vêtues de façon scandaleuse, une petite partie seulement de leur corps était couverte. En effet, la jeune femme qui représentait chacun de ces pays et apparaissait au devant des troupes portait une jupe ! Cela ne pouvait être admis ni passé sous silence. »

Licencié suite à cette affaire, il revient prêcher à la Casbah après le coup d’état de Boumédiène avant d’être de nouveau révoqué. Il poursuit alors une carrière de professeur de lycée, tout en prêchant dans les mosquées dites « indépendantes ». Ce qui fait de lui un grand nom de l’islamisme algérien, plus que sa contestation violente du pouvoir au nom de l’islam, ce sont ses contributions à l’idéologie du mouvement, en publiant notamment des pamphlets : Le mazdakisme est à l’origine du socialisme, Les flèches de l’islam et Vers une doctrine islamique. Il y refuse notamment le titre de « chouhada » (martyrs) aux combattants de la guerre de libération, puisqu’ils sont morts non pour la foi mais pour expérimenter un « modèle importé » en terre d’islam : le socialisme. Décédé en 1984, son enterrement, qui rassembla plus de 20 000 personnes, est à lui seul un évènement politique.
 

· Ahmed Sahnoun (1907-2003) Les_leaders_islamistes_au_sein_de_la_Rabita_Eda_wa_al_islamiyya

        Originaire de la région de Biskra, il intègre l’Association des Ulémas d’Ibn Bâdis et s’en prend très tôt au pouvoir colonial dans ses prêches à la mosquée Sainte Eugène (Bologhine) d’Alger. Sa virulence conduit les autorités coloniales à l’emprisonner. Après l’indépendance, il s’élève contre le socialisme promu par la nouvelle équipe dirigeante et refuse en 1968 le salaire d’imam que lui concédait le ministère des affaires religieuses. Il se consacre à la prédication, surtout après 1974, officiant à la mosquée al-Arkam à Chevalley, et forme les nouvelles générations à l’islamisme. Un bon nombre de ses disciples et amis se retrouveront à la tête du FIS. Suite à la plate-forme de novembre 1982 qu’il signe avec Madani, il est placé en résidence surveillée (en raison de son âge) puis libéré. Jouissant d’une notoriété incontestable, il est considéré par la tendance « algérianiste » (cf. plus loin) du mouvement islamiste comme son véritable père spirituel. Son association, Raabitat Ada’wa al islamiyya (Ligue pour la Prédication Islamique), fondée en en février 1989, était jusqu’à l’apparition des partis politiques le lieu de rencontre de tous les islamistes algériens. N’ayant pas directement pris part à la création du FIS, il fonde une nouvelle association en 1990, L’Association Islamique pour l’Edification Civilisationelle, toujours dans le but d’unifier l’ensemble des tendances de l’islam militant. Cette organisation est notamment saluée par les leaders du FIS. Le « cheikh » Sahnoun appelle le 21 décembre 1989 les femmes voilées à la manifestation contre les « féministes laïco-communistes » et réunit plusieurs milliers d’entre elles pour soutenir le controversé Code de la Famille, qui fait de la femme algérienne une mineure à vie.


· Abdelbaki Sahraoui (1908-1995)

         Sahraoui est aussi un « ancien » de l’association des Ulémas. Il reçoit une éducation bilingue dans l’école secondaire française et dans la médersa traditionnelle de Biskra. Entre 1955 et 1962, il n’est pas au maquis mais occupe le poste de secrétaire général de la section africaine de Force Ouvrière. Il rentre au pays après l’indépendance et se consacre à l’enseignement de l’arabe jusqu’à sa retraite en 1977. Il prêche à la mosquée al Arkam aux côtés d’Ahmed Sahnoun et milite entre 1980 et 1989 dans la mouvance islamiste. Il participe à la fondation du FIS (Front Islamique du Salut) et c’est à lui que revient l’honneur, en tant qu’ « historique », de lire l’acte de naissance de cette organisation. Après l’interruption du processus électoral, il fuit à Paris, ville à partir de laquelle il exhorte au djihad. Il est cependant opposé à l’extension des attentats vers la France, ce qui lui a valu une condamnation à mort du GIA (Groupe Islamique Armé). Il est assassiné à 85 ans en plein 18ème arrondissement à Paris et son élimination est suivie d’une vague d’attentats en France.

 
3) La filière afghane
      
       Fin décembre 1979, l’URSS envahit l’Afghanistan et place à sa tête un gouvernement à sa solde. L’opposition des moudjahidines, financée et soutenue par les Américains, les Saoudiens et la CIA dans le cadre de la guerre froide, grondait contre le « Tyran » communiste. Les premiers volontaires algériens n’ont pas tardé à affluer... Combattants_afghans 

Pendant la première moitié des années 1980, 3000 à 4000 volontaires islamistes sont envoyés aider leurs « frères » d’Afghanistan dans leur djihad contre les Russes. Environ un millier sont retournés en Algérie, endoctrinés à l’islamisme et entraînés au combat, tandis que 1000 autres ont rejoint la Tchétchénie et la Bosnie. La campagne de recrutement s’est déroulée dans les mosquées du pays, au su des autorités. Mahfoud Nahnah, qui s’est illustré dés 1976 dans des actes de violence (en sciant des poteaux téléphoniques pour protester contre la Charte Nationale de cette année-là), est l’un des responsables de ces exportations vers des zones de conflit, sous couvert de pèlerinage (‘omra). L’objectif inavoué consistait en réalité à faire acquérir une expérience militaire utilisable en Algérie même. On parle de filière afghane. Tansitées par Nice ou Lille puis l’Arabie Saoudite, les nouvelles recrues se retrouvaient à Peshawar où elles étaient prises en charge par des organisations militaires islamistes internationales. Le retour des « Afghans » (comme on appelle ces Algériens ; cf. plus loin) a pesé de tout son poids pour faire basculer le destin du pays vers la tragédie.

 
II. Les violences fondatrices

      En plus du moment « afghan », deux autres moments également violents constituent un temps de structuration pour la mouvance islamiste, à tel point que la majorité de ses acteurs ont un lien plus ou moins direct avec l’un ou l’autre, sinon avec les deux : 

1)   Le 2 novembre 1982, l’étudiant Kamel Amzal est assassiné à Alger à l’arme blanche par un islamiste Kamal_Amzal__assassin__en_1982tandis qu’il placardait une affiche pour une assemblée générale des étudiants de son campus universitaire. La mosquée de la Fac Centrale, fermée suite à cet évènement, constituait jusque là un terreau prolifique d’endoctrinement religieux où se manifestait déjà la quasi-totalité des chefs islamistes des années 1990. Des intégristes de tout acabit venaient abreuver de prêches violents les étudiants. Loin de condamner cet acte ignoble, le Cheikh Sahnoun, Abassi Madani et Soltani rédigent une plate-forme en 14 points (plate-forme de novembre 1982) dans laquelle ils réclament entre autres l’application de la charia (Loi islamique) par l’état algérien, l’éviction hors des institutions des éléments « anti-islam » et l’abolition de la mixité. Dix jours plus tard, une grande manifestation réunit autour d’Ali Benhadj et d’Abassi Madani près de 5000 islamistes. Une réunion s’en est suivie. La tendance « algérianiste » (djazara) de l’islamisme vient de se former (cf. plus loin), sur un fond violent marqué par des affrontements sanglants et par l’assassinat d’un étudiant berbériste/progressiste.
 

 2)    Mais celui qui va créer l’évènement le plus lourd de conséquences s’appelle Mustapha Bouyali (1940-1987). Cet ancien moudjahid de la guerre d’indépendance algérienne, d’origine kabyle, exerçait comme prédicateur à la mosquée El Achour à Alger. Admirateur de Sayyid Qutb, il trouvait que l’état s’écartait des valeurs islamiques et que la Révolution est détournée par les « combattants de la dernière heure » (tardifs). Il s’engage dés 1963 dans les maquis du FFS (Front des Forces Socialistes, cf. plus loin). Il met ensuite sa haine du régime au service de l’islamisme et réclame l’application de la charia. En 1979, il fonde un « groupe de défense contre l’illicite »  pour pourchasser le mal et imposer le bien. Il réunit autour de lui des adeptes virulents parmi lesquels on compte Ali Benhadj, Abdel Kader Chebouti, Mansouri Méliani, Azzedine Bâa et Mahfoud Nahnah (noms qu’on retrouvera plus tard).

Trouvant que la prédication et la lutte contre les « fléaux sociaux » ne suffisent pas, il se lance à partir d’avril 1982 dans l’action armée, avec la bénédiction religieuse des cheikhs Sahraoui, Soltani et Ali Benhadj (qui approuve son action par une fatwa). Il initie ainsi le « Mouvement Islamique Armé » (MIA)[1], premier maquis islamiste en Algérie, implanté dans la région de Larbaa, située dans la banlieue d’Alger (banlieue qui connaîtra un massacre islamiste plus tard). Son objectif est l’instauration d’un Etat Islamique par le djihad. Les « volontaires de Dieu » s’organisent en deux djamaa (groupes), « Alger-Sahel » et « Mitidja », commandées par dix « émirs » au total. Au cours d’un accrochage à Ben Aknoun (Alger), Bouyali assassine un gendarme. Son réseau, pourchassé par les services de sécurité, est démantelé peu de temps après ; une grande partie de son groupe fut arrêtée en décembre 1982 (et janvier 1983) et traduite devant la justice. Mais le chef islamiste parvient à s’échapper. Il reconstitue aussitôt son organisation autour d’autres partisans et reprend l’action armée en août 1985 : attaque d’une entreprise publique (dont il vole la caisse) à Aïn Nadja (Alger), attaque d’une école de police à Soumaa soldée par une récupération d’armes et la mort d’un policier. Ill travaillait en outre sur des projets d’assassinat de personnalités politiques, d’explosion de bombe à l’hôtel Aurassi et à l’aéroport d’Alger (choses qui seront réalisées comme par hasard plus tard par ses héritiers). Il continue le combat jusqu’à ce qu’il tombe sous une embuscade en 1987. Il fut abattu et ses partisans furent emprisonnés. Quelques mois plus tard, le président Chadli décide de gracier ces derniers, parmi lesquels se trouvent ses deux lieutenants, Chebouti et Méliani, ce qui aura des conséquences considérables sur l’évolution de l’islamisme… Le « frère martyr » est célébré, commémoré et sanctifié par les acteurs de la mouvance intégriste, tandis que ses lieutenants prennent place dans le nouvel échiquier social et politique d’après octobre 1988.

 
 III. Octobre 1988 : la démocratie piégée

1) La révolte d’Alger
 
         Le 5 octobre 1988 éclate la révolte de la jeunesse. Sortis dans la rue, les jeunes Algériens s’en prennent aux biens de l’état et aux symboles du pouvoir, honni par eux. Alger vit des moments de grandes émeutes, accompagnées de pillages et d’affrontements avec les services de l’ordre. De beaux lieux de la capitale et des magasins de luxe sont mis à sac et à feu par une foule qui scande « Chadli, assassin ! ». L’émeute s’étend à Bordj Bouararidj, Blida, Oran, Mostaganem, Annaba, Sétif, etc. Les manifestants n’avaient pas de revendications précises, mais juste une haine du pouvoir.

Hocine_A_t_Ahmed__chef_du_FFSChadli donne à l’armée l’ordre d’intervenir. La répression fut terrible et les manifestants furent criblés de balles : 500 morts selon certaines estimations et plusieurs milliers d’arrestations. Certains généraux de l’armée étaient convaincus que les évènements sont suscités par une partie étrangère. Ils se livrent à une inhumaine torture sur les manifestants arrêtés, afin de leur faire avouer le nom des commanditaires. Suite à ces sévices corporels, certains se sont définitivement radicalisés.

Quand le calme fut revenu, le pouvoir consent à faire des concessions. Il consacre leEl_Hachemi_Cherif__Pr_sident_du_MDS__ex_PAGS multipartisme et la liberté d’expression et se donne pour programme de mener le pays vers la démocratisation et l’économie libérale. Mouloud Hamrouche est chargé de mener à bien ces réformes. Octobre 1988 a ainsi profondément modifié la vie politique du pays : c’est la fin de l’époque du Parti Unique et du socialisme ; l’Algérie accède à la démocratie.

Sa_d_Mekbel__Directeur_du_quotidien__Matin__assassin_En l’espace de quelques mois, des associations, des journaux, des partis politiques voient le jour. Les langues se délient, les intellectuels et les journalistes s’affranchissent des tutelles de l’information et de la pensée. Certains commencent à parler du « printemps d’Alger ». Sa_d_Sadi__pr_sident_du_RCD 

Peu de temps après, le paysage politique algérien se diversifie en une soixantaine de partis, avec un pôle « islamiste » et un pôle « démocratique ». Ce dernier comprend le FFS, Front des Forces Socialistes, le plus ancien parti d’opposition algérienne, dirigé par un chef « historique », Hocine Aït Ahmed. Le zaïm (guide), comme on le surnomme parfois, « rentre » de l’exil en décembre 1989. Les Algériens découvrent un homme sexagénaire aux cheveux gris, coupé de sa société par 23 années d’exil. Un psychiatre de Tizi-Ouzou, le Dr Saïd Sadi, fonde avec plusieurs militants du mouvement culturel berbère le Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), un parti progressiste qui revendique clairement la laïcité et la prise en compte des cultures populaires. A ces deux partis de la mouvance démocratique, il faut Omar_Belhouchet__directeur_du_quotidien_ind_pendant_El_Watanajouter l’Alliance Nationale Républicaine (ANR), créée en 1995 par un ancien diplomate et ministre, Rédha Malek; et l’Ex-PAGS (Parti de l’Avant-Garde Socialiste) d’El Hachemi Cherif, devenu Ettahadi en 1993, puis MDS, Mouvement Démocratique et Social en 1998, connu pour son inspiration gauchiste, son abstentionnisme électoral et sa revendication de « double rupture » avec le « système rentier » et les « intégristes ». R_dha_Malek 

On l’a compris, le clivage essentiel de la politique algérienne n’est pas entre la Droite et la Gauche, mais entre les « Démocrates » et les « Islamistes ». La presse créera des années plus tard la catégorie des « Islamo-conservateurs » pour désigner à la fois les tenants du pouvoir (FLN et Armée) et les « islamistes » auxquels ils s’étaient objectivement alliés.

Mais l’ouverture démocratique d’Octobre 1988, après 26 ans de parti unique et d’étouffement des libertés, allait-elle apporter une embellie pour l’Algérie ? Rien n’est moins sûr…
 
 
2) La naissance du FIS (Front Islamique du Salut) 
 
       En effet, les « démocrates » ne sont pas les seuls à profiter de « l’ouverture » d’octobre. Les islamistes, qui ont toujours été là, sont eux aussi sortis de l’ombre. Le 18 février 1989, Abassi Madani, un professeur de sciences islamiques à l’université d’Alger, et Ali Benhadj (ou Belhadj), un enseignant d’arabe au collège devenu prédicateur charismatique, tous deux ayant une longue expérience de l’islam politique, fondent un front qui a pour vocation de rassembler toutes les tendances de l’islamisme algérien (Cliquez ici pour voir la biographie des deux leaders de l'islamisme algérien (pdf) ). Ce sera le FIS, Front Islamique du Salut (  الجبهة الاسلامية للانقاذ . )

Logo_du_FISDe larges consultations ont été menées par ces leaders au sein de la mouvance islamiste. Mais tout porte à croire que Madani (alors peu connu), sautant sur l’occasion de fonder un parti, voulait devancer ses concurrents les plus sérieux, regroupés autour de la Ligue de la Da’wa Islamique (Ligue pour la Prédication Islamique) d’Ahmed Sahnoun, en les prenant de court. Naturellement, celui-ci fut consulté comme l’ont été Nahnah et Djaballah. Sahnoun voulut retarder la constitution du parti, avant de refuser de cautionner son projet. Quand aux deux autres islamistes, ils invoquèrent divers prétextes pour s’opposer à la constitution d’un front patronné par Abassi Madani.

Théoriquement, le parti possède un président (Madani), deux vice-présidents (Benhadj et Benazouz Zebda) et un Majliss Echoura (Conseil de Consultation) composé de 35 personnes [2]. 

La doctrine du mouvement se réclame des Frères Musulmans, un peu du wahhabisme, mais également de ses idéologues internes.

Les rôles sont soigneusement distribués entre les deux leaders : Benhadj, jeune, inflexible et volontiers provocateur, fait figure de « radical », tandis que Madani, quinquagénaire, raisonné et volontiers rassurant, joue le « sage » qui calme la fougue de ses foules ou de son intransigeant partenaire.

Benhadj est une personnalité de premier plan. « Exalté, mystique, sachant manier un langage aisément compréhensible, alternant un discours grave en arabe classique et un discours sarcastique souvent en dialectal, [il] est doué d’un prodigieux charisme qui force l’admiration de nombre de leaders islamistes de par le monde. Tribun inspiré, bateleur et par-dessus tout admirable comédien, il sait tour à tour pleurer, s’attendrir, vociférer et ricaner » écrit Séverine Labat.

Connu pour son extrémisme, il résume ainsi ce qu’il pense de la démocratie et de la façon de gouverner l’Algérie (Al mounqîd n° 23, septembre 1990) : Ali_Benhadj__N_2_du_FIS

« L’idée démocratique est au nombre des innovations intellectuelles néfastes qui obsèdent la conscience des gens. Ils l’entendent du matin au soir, oublient qu’il s’agit d’un poison mortel dont le fondement est impie. [...] La démocratie est un mot grec, inconnu dans la langue du siècle béni.[...] C’est donc un mot né sur la terre de l’impiété, de la corruption et de la tyrannie.[...] Frères d’islam, sachez que nous refusons tous le dogme démocratique impie, sans la moindre faiblesse »

 

« Le mot liberté est au nombre des poisons maçonniques et juifs, destinés à corrompre le monde sur une grande échelle »

Aussi, l’abolition de la démocratie fait pour ainsi dire partie de ses promesses électorales. Son rejet viscéral de l’alternance au pouvoir s’accompagne d’une justification de la violence et du crime de masse dans les termes suivants (Horizons, 23 février 1989) :

« Il n’y a pas de démocratie parce que la seule source du pouvoir, c’est Allah, à travers le Coran et non le peuple. Si le peuple vote contre la loi de Dieu, cela n’est rien d’autre qu’un blasphème. Dans ce cas, il faut tuer tous ces mécréants pour la bonne raison que ces derniers veulent substituer leur autorité à celle de Dieu. La démocratie est kofr [mécréance, impiété]... En démocratie, la souveraineté est celle du peuple, de la racaille et des charlatans. »

Le parti a le don de se présenter sous des visages différents. Certains de ses membres vont jusqu’à accepter l’idée démocratique, pourvu qu’elle les laisse prendre le pouvoir. Les moins violents activent à l’étranger, où ils vivent exilés depuis la guerre des années 1990. Ils y déploient des efforts notoires pour présenter leur parti comme un modèle de régularité démocratique. Pourtant, la propagande orale et écrite de la mouvance ne laisse aucun doute quant au mépris dans lequel on tient la démocratie, cette « invention satanique des Juifs » ou du Colonisateur. De même, la diversité y est gommée au nom de l’homogénéité islamiste : « il n’y a aucune place pour les laïcs, les berbéristes, les communistes, etc. dans une société islamique » (cité par Messaoudi, p. 203)

Abassi_Madani__N__1_du_FISCe Front dont l’ambition est d’unifier l’islamisme algérien est en réalité traversé par au moins deux courants politico-idéologiques :

       a)  Les Djazaristes : c’est le courant « algérianiste » (de djaza’ir, Algérie) qui a pour ambition de constituer un Etat Islamique spécifique à l’Algérie. Le mot djazara est créé par l’islamiste Mahfoud Nahnah pour désigner péjorativement ses rivaux au sein de la mouvance intégriste. C’est dans les milieux universitaires que la djazara enregistre ses meilleurs succès, ce qui explique la présence de nombreux diplômés francophones des filières techniques en son sein. Mohammed Saïd, homme de confiance de Sahnoun, bien qu’arabophone, fut un de ses leaders. Ses racines remontent loin dans le passé algérien, vers Malek Bennabi, un idéologue islamiste francophone mort en 1973, qui publia quantité d’ouvrages et anima notamment un séminaire hebdomadaire chez lui (halaqate, 1969-1973). Mais son père spirituel reste le cheikh Sahnoun précédemment évoqué.
   
      b)  Les salafistes : c’est la branche la plus radicale de l’islamisme, qui préconise un retour littéral aux gestes et dits du salaf (premiers musulmans) en général et du Prophète en particulier. L’imitation est poussée jusqu’à imposer un contrôle de tous les instants sur les gestes les plus anodins de la vie quotidienne (avancer le pied droit en premier en marchant, manger par terre et parfois sans couverts, se maquiller au khôl et laisser la barbe, etc.) Cette tendance qui se réclame d'Ibn Taymiyya se développa en Algérie suite notamment à l’enseignement de certains imams dits « indépendants ». Son représentant le plus strict reste évidemment Ali Benhadj, l’homme à l’araqia, aux gestes et aux vêtements sobres, préférant se déplacer en mobylette anachronique plutôt qu’en mercedès.

Il y a cependant très peu de théorie dans le mouvement islamiste algérien des années 1990. Le point de ralliement de toutes les tendances reste l’idée de la constitution d’un Etat Islamique ou, pour le dire comme Madani, Dawlat al-khilâfa (l’Etat du Califat). Les divergences concernent plutôt les moyens d’y parvenir, certains inclinant dés le début vers l’action armée. La vraie unité du mouvement ne provient ainsi pas d’une doctrine explicite mais du partage d’un « sens commun islamiste » résolument orienté vers la promulgation d’une identité exclusivement arabo-musulmane de l’Algérie, contre l’occidentalisation et la « modernité », pour l’application littérale de la charia, contre le pouvoir considéré comme oppresseur et apostat et en faveur d’une morale sociale anachronique prescrivant l’abolition de la mixité (dans la rue et dans les institutions), l’interdiction de la musique, de la cigarette et de l’alcool, l’imposition du hijab et des codes vestimentaires islamistes et prescrivant en général la répression des plaisirs.

L’encadrement du parti, lui, est issu :

1) des islamistes impliqués de près ou de loin dans les évènements de la Fac Centrale ;
2) des rescapés du mouvement de Bouyali ;
3) des « afghans » récemment rentrés d’Afghanistan, assurant le service d’ordre du FIS.
4) des djazaristes fréquentant l’université d’Alger et le cercle du cheikh Sahnoun ;
5) des salafistes ou de divers imams dits « indépendants » ayant constitué une nombreuse « clientèle ».

A la marge du FIS périclitent d’autres courants islamistes, beaucoup moins puissants. Le courant « internationaliste », jadis très actif, a pour objectif de constituer un Etat islamique qui dépasserait les frontières algériennes, pour simplement coïncider avec l’ensemble de la Oumma. Il est représenté par Mohammed Bouslimani (assassiné en 1994) et surtout Mahfoudh Nahnah (1942-2003), président d’abord d’une association religieuse, transformée ensuite en un parti politique, le Hamas (devenu plus tard MSP). Ses liens avec les Frères Musulmans sont plus explicites.

Enfin, activent les militants islamistes de Constantine, dits « de l’est », regroupés autour de leur chef, Abdallah Djaballah. Celui-ci se définit comme un « frère musulman indépendant ». Bien que des figures de l’islamisme de l’est (Rabah Kébir, Abdelkader Boukhamkham, Ali Djédi, Abdelkader Hachani) se retrouvent dans la direction du FIS, cette tendance a réussi à sauvegarder son autonomie et à créér par la suite un parti islamiste autonome, Ennahdha (La Renaissance ou l’Eveil Islamique).
 

A suivre…   

Prochain post : L'Etat islamique par l'insurrection et par les urnes (1989-1992)   

 


[1] Parfois désigné par Mouvement Algérien Islamique Armé (MAIA).

[2] Il s’agit de Abassi Madani, Ali Belhadj, Benazouz Zebda, Hassan Dhaoui, Hachemi Sahnouni, Ali Djeddi, Kamel Boukhadra, Said Guechi, Abdelkhatib Mohamed Abdou, Nourredine Boulakloub, Mokhtar Brahimi, Abderrezak Redjam, Said Makhloufi, Salhi Ben Kaddour, Bachir F’kih, Kamel Guemazi, Miloud Ben Djilali, Abdelkader Hachani, Ben Amar Laribi, Abdelkader Boukhamkham, Abdelmadjid Atma, Abdelkader Hammouche, Mohamed Larbi Mariche, Abdelkader Omar, Youcef Ben Kada, Abdelhak Dib, Mohamed Imam, Achour Rebihi, Yahia Bouklikha, Ahmed Merani, Othmane Aissani, Said Eulmi, Bachir Touil, Mohamed Kerrar et Othmane Amokrane.

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Commentaires
K
Je ne suis pas musulman, mais athée humaniste..<br /> <br /> Ce post est précieux pour ceux qui veulent comprendre nos concitoyens de confession musulmane. <br /> <br /> Ceux qui veulent une laïcité "Vraie", Républicaine, qui respectent la liberté individuelle de conscience..<br /> <br /> Les Médias nous embrouillent en utilisant, pour qualifier les Musulmans des termes,confus et souvent péjoratifs.<br /> <br /> Le terrorisme, n'est jamais religieux, il est "terroriste". <br /> <br /> Continuez à éclairer nos concitoyens de toute confession, je diffuse largement votre post, aux gens de bonne volonté, qui recherche la Raison et le Bon Sens.
N
@ nasro :<br /> Cette attaque est très connue, elle constitue un épisode important de l'aventure de Bouyali. Il faudrait peut-être chercher dans les livres, pas sur Internet. Mais il est vrai qu'aucun livre à ma connaissance ne traite exclusivement de Bouyali.
N
pourquoi y'a peu d'information sur l'attaque terroriste contre l'école de police de soumaa de 1985? je vous pris de m'éclairer à ce sujet<br /> merci
T
I have been visiting various blogs for my term paper help research. I have found your blog to be quite useful. Keep updating your blog with valuable information... Regards
N
Bonjour Mohamed,<br /> <br /> Si tu as des choses à dire, cet espace t'est complètement ouvert. Nous savons nous autres que la lutte contre la guérilla islamiste n'a été gagnée que grâce aux sacrifices des gens qui étaient sur le terrain. C'est dramatique que cette lutte n'ait pas respecté les droits de l'homme. Après, les politiques, ils ont tout foutu en l'air puis qu'ils ont réhabilité l'idéologie islamiste.<br /> Je souhaite que tu puisses trouver solution à tes soucis !
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